• Les Larmes de Becky

    Vous m’avez manqué, oui j’ose le dire. Je préfère être naturelle avec vous et laisser tomber un peu ce masque qui nous emprisonne si souvent le visage, nous permettant plus ou moins de camoufler nos sentiments parce qu’il ne faut pas gêner. En même temps, je comprends qu’il faille le porter ce masque parce que sinon, vous imaginez le nombre de personnes en pleurs que l’on croiserait sur notre chemin ?! A ce propos, vous est-il déjà arrivé de pleurer en public, de pleurer dans la rue, de pleurer dans une bibliothèque ? Parce que moi oui. Je pleure souvent, facilement, je suis trop sensible et plus je vieillis et pire c’est ! Je pleure sur mes douleurs, je pleure de joie, les miennes mais aussi celles des autres. La douleur des autres peut m’envahir avec force, me submerger et je finis par me noyer dans mes larmes. Je pourrai prendre des bains de larmes, je me demande d’ailleurs si cela n’aurait pas quelques vertus pour la peau ! Un bain de larme comme un bain de lait d’ânesse. Cléopâtre avec sa mine de reine n’a qu’à bien se tenir ! J’arrive avec ma mine de sel…Les larmes sont salées juste comme il le faut, est-ce que vous avez remarqué ? Est-ce que vous avez déjà pleuré au point d’en avoir les joues trempées pendant des heures ? Est-ce que les larmes peuvent tarir ? Est-ce qu’on peut pleurer sans larme ? Je pleure en silence, je sens les larmes monter au bord de mes yeux, elles se forment en grosses gouttes et tout à coup, elle débordent, elles passent la frontière de la paupière du bas et dévalent sur les joues. Il y a toujours un œil plus productif que l’autre. Tout ça pour vous dire que nous ne sommes pas les seuls à pleurer et l’histoire que je m’en vais vous conter me tire des larmes évidement.

    A cette époque, je travaillais au Cirque TAVATAZ, je travaillais essentiellement au guichet. Je m’occupais des réservations et de la vente des billets, de la relation clientèle, enfin, vous voyez. Il m’arrivait aussi de filer un coup de main pour remplacer un absent. Certains prenaient quelques jours de congés pour visiter la famille et assister aux évènements heureux ou non. Ces événements qui nous font pleurer de joie ou de tristesse. Il arrivait aussi que l’on me sollicite pour coller des affiches mais je vous rassure, même si on a souvent voulu me coller un nez de clown et des chaussures d’une pointure qui n’existe pas, je ne me suis jamais retrouvée sur la piste devant le public. J’allais sur la piste pour ramasser les papiers éventuellement. Non, ce que j’aimais le plus, c’était seconder les soigneurs, il fallait les remplacer lorsqu’ils s’absentaient, les animaux mangent tous les jours, comme nous.

    Chez TAVATAZ, la ménagerie était très importante. Il y avait d’ailleurs une grosse polémique autour de cette ménagerie. Les défenseurs des animaux voulaient tout simplement la supprimer parce qu’ils estimaient que les animaux y étaient prisonniers. D’une certaine façon, ils n’avaient pas tort, je ne sais pas aujourd’hui ce qu’il en est de cette histoire, si TAVATAZ a été obligé de se séparer de sa ménagerie mais toujours est-il qu’à l’époque, c’était la plus belle ménagerie que l’on pouvait voir. On y trouvait des fauves bien entendu, le public est friand de ces numéros où le dompteur met sa vie entre les crocs de ces gros félins ! Des chevaux magnifiques mais aussi des chiens savants, des chats équilibristes, des oiseaux parleurs, des ours mal léchés, des singes taquins, que sais-je encore ! Quand j’y pense aujourd’hui, je pleure, je pleure sur ces pauvres animaux captifs, esclaves pour nous distraire.

    Ma préférence allait à Becky, une gentille éléphante. Je ne sais pas depuis combien temps elle était prisonnière de TAVATAZ. Oui, prisonnière, le mot n’est pas trop fort. Elle était enchaînée tout le temps qu’elle ne passait pas sur la piste ou à l’entrainement. Son dompteur était un homme dont la réputation n’était pas très flatteuse. On le disait impitoyable et grâce à ses techniques, il arrivait toujours à ses fins. Becky était totalement soumise à son bourreau dompteur. Je n’ai pas peur des mots parce qu’il s’agissait bien de cela. Il la frappait, lui piquait les pattes jusqu’à obtenir ce qu’il voulait. Les bons jours, Becky obéissait sans problème, son intelligence m’épatait et m’arrachait le cœur. Après les séances d’entrainement, je passais du temps avec elle, son dompteur n’en a jamais rien su. Elle était si seule, son isolement, sa souffrance me tiraient des larmes. Je pansais ses blessures comme je pouvais, elle saignait parfois beaucoup. Et puis elle pleurait. Ses grosses larmes toutes rondes étaient les larmes les plus grosses du monde, peut-être que celles des baleines sont immenses mais je n'aurai jamais l'occasion de le savoir. Vous savez ce que l'on dit d'un poisson qui pleure...

    Je pleurais avec Becky. Elle me regardait si intensément que j’ai fini par comprendre ce qu’elle me demandait, elle me suppliait de la détacher. Alors je l’ai fait. Oui, un jour sans réfléchir, après un entrainement particulièrement douloureux, je n’ai pas pu faire autrement. J’ai enlevé ses chaînes et Becky s’est déchaînée…

    En faisant cela, j’ai provoqué une catastrophe. Elle s’est mise à tout bousculer sur son passage, prenant soin de m’épargner. Elle est sortie de son enclos à la recherche de son dompteur, elle s’est dirigé droit vers sa caravane et elle a foncé dessus jusqu’à la renverser. Son dompteur est arrivé en courant, il hurlait des horreurs, l’insultant comme si elle allait s’arrêter là. Elle lui a fait face, s’est arrêtée un instant comme pour mieux le viser et elle a commencé à avancer vers lui. Elle lui a fait une belle démonstration de tous les jolis numéros qu’il lui avait enseignés par la torture. Elle s’est dressée sur ses pattes arrière et s’est laissée lourdement retomber sur lui. Il a hurlé de douleur. Une fois à terre, elle l’a poussé avec sa trompe, le faisant rouler comme un tronc d’arbre, il gesticulait en vain, essayant de se relever pour lui échapper. Mais il était trop tard et elle l’a achevé en le piétinant savamment…Inutile de vous dire que les minutes de Becky était comptées. Des types armés se sont mis à tirer jusqu’à ce qu’elle s’effondre. Une fois à terre, les tirs ont cessé et je me suis précipitée vers elle. Elle pleurait tellement que ses larmes commençaient à former une flaque sur le sol. J’étais bouleversée, la libérer de ses chaînes avait provoqué sa mort.

     

    J’ai été virée bien entendu et depuis je n’assiste plus à des spectacles qui utilisent les animaux, c’est le meilleur moyen de les protéger. Et je me demande souvent pourquoi on leur inflige autant de douleurs. Pourquoi ne pas les laisser tout simplement là où ils sont le mieux. Pourquoi ne pas les aimer ? Le pouvoir et la domination de l’Homme a tellement besoin de s’exprimer que tous les moyens sont bons. Les animaux sont des proies faciles et ils sont si faibles face à l’artillerie que l’Homme est capable de déployer pour les soumettre. Je vais m’arrêter là. Ma récréation aujourd’hui prend un chemin sur lequel je ne veux pas m’égarer. Parce que bien entendu, lorsque que je pense à la soumission, je pense aussi au sort des enfants, des femmes, de tous les êtres faibles que peut porter cette terre et j’en pleure !

     

    (Repose en paix Becky)


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  • Commentaires

    1
    François Pignon
    Vendredi 15 Mai 2015 à 17:02

    Un éléphant ça pleure énormément  

    j'ai ete touché 

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    2
    ricordel
    Vendredi 15 Mai 2015 à 21:27

    très émouvant se que tu as écrit

    3
    Samedi 16 Mai 2015 à 04:32

    J'adore.


     

    4
    Samedi 16 Mai 2015 à 09:33

    Merci François

    5
    Samedi 16 Mai 2015 à 09:35

    Zitoune...merci d'être venu(e?) jusque là pour lire cette histoire !

    6
    Samedi 16 Mai 2015 à 09:36

    ricordel ? Maman c'est toi ? Je suis bien contente que tu aies trouvé le chemin pour venir jusqu'ici lire mes petites histoires et j'espère que tu les partages avec papa ! Je vous embrasse 

    7
    Gwen
    Samedi 16 Mai 2015 à 15:51
    J adore aussi ... J aimerai bien la partager avec mes amis .....
    8
    Lyza
    Jeudi 21 Mai 2015 à 18:44

    je pleure aussi et de plus en plus... sur le beau et le moins beau... dans cette vie au moins l'éléphant reste mon animal totem... bises

     

    9
    nico
    Vendredi 22 Mai 2015 à 09:05

    bahhhh, trop triste cette belle histoire  ,


     


    la prochaine fois, une histoire drôle qui finit bien stp ...


     


    J'ai trop besoin de retrouver le sourire

    10
    Vendredi 22 Mai 2015 à 11:01

    nico, merci pour ton commentaire. Je suis désolée de ne pas écrire, pour le moment, des choses moins tristes...

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